Interview9. Februar 2023

Annabelle Lengronne sur «Un petit frère» : «C’était comme si je pouvais réécrire l’histoire que je n’ai pas pu vivre»

Annabelle Lengronne sur «Un petit frère» : «C’était comme si je pouvais réécrire l’histoire que je n’ai pas pu vivre»
© 2023 Cineworx

Remplaçant au pied levé la réalisatrice Léonor Serraille pour une interview, Annabelle Lengronne, arrivée tout droit de Paris, s’est confiée à «Cineman» dans les studios de la RTS à Genève. L’actrice nous raconte le tournage et sa relation à Rose, son personnage.

(Propos recueillis et mis en forme par Laurine Chiarini)

Se déroulant sur près de 3 décennies, «Un petit frère» révèle la fresque d’une famille débarquée de Côte d’Ivoire en France dans les années 80 et celle d’une intégration parfois difficile, mais toujours éprise de liberté. En compétition au dernier Festival de Cannes et sorti le 8 janvier dernier dans les salles romandes, l’actrice Annabelle Lengronne y dévoile une interprétation remarquable.

Cineman : Comment as-tu rejoint le projet ?

Annabelle Lengronne : J’ai fait un casting, tout simplement. Quand on est validée pour un rôle, on a forcément des points communs avec le personnage. Mais je crois que mon âme et celle de Rose se sont rencontrées facilement. Cette histoire de maman africaine qui arrive en France, c’est le début de ma propre histoire, qui a été coupée. C’était comme si je pouvais réécrire l’histoire que je n’ai pas pu vivre et que je ne connais d’ailleurs pas du tout. C’était une façon de rendre hommage à ce que ma mère a fait. Le fait de se mettre dans la peau d’un personnage peut réparer certaines choses, les faire comprendre, mais aussi raconter cette histoire aux autres.

As-tu eu ton mot à dire dans la construction du personnage ?

Ce qui était génial, avec Léonor, est que je n’ai jamais eu autant la possibilité de travailler dans la recherche. Tout était suggestions, questions, confiance, échanges. J’avais la possibilité de changer les lignes de Rose, de m’approprier le texte, ce qui était inédit pour moi. J’habite à Château Rouge, le quartier africain de Paris : des Roses, il y en a plein dans mon quartier. S’asseoir et observer ces personnes, c’était déjà un début de recherche et de travail qui m’ont beaucoup aidée.

Tu as mentionné «Rocco et ses frères» dans une autre interview : les familles font-elles de belles histoires ?

Au commencement, il y avait le théâtre, la tragédie grecque, qui sont toujours des histoires de famille. Tout part de là, des personnes de nos familles, les premiers êtres humains que l’on connaît. Ce sont eux qui nous définissent. Rose jette un peu ses fils dans la vie ; ils doivent très vite endosser énormément de responsabilités. Je ne suis pas maman, mais mes amis qui ont des enfants les voient changer au fil du temps. À un moment, une césure se fait avec l’éloignement de la mère et l’envie d’émancipation. Mais en même temps arrivent aussi les reproches.

Annabelle Lengronne dans «Un petit frère» © 2023 Cineworx

Comment joue-t-on un personnage dont l’existence s’étend sur près de 3 décennies ?

Pour jouer un personnage sur tant d’années, l’important est de partir de son énergie intérieure. On ne change jamais vraiment même si bien sûr, on vieillit physiquement. Ce qui est vraiment génial, c’est de faire évoluer le personnage d’après ses activités : Rose a un travail physique, fait des gestes répétitifs avec des produits nocifs. J’essayais de garder à l’esprit que cela se ressent sa santé. Elle est très gourmande, mange des chocolats : à la fin, je me disais qu’elle était peut-être diabétique. Techniquement, pour construire un personnage que l’on voit pendant 25 ans, il faut se demander dans quelle mesure son quotidien influence son niveau d’énergie physique, son mental. Au fur et à mesure, Rose se résigne, est plus fatiguée, a envie de s’établir et devient plus posée.

Comment t’es-tu adaptée aux différents espaces physiques et narratifs ?

Il y a pas mal d’ellipses dans ce film, ce qui en fait une grande partie de la construction. Je pense que c’est exactement ce qui se passe dans le cerveau de Rose : ce sont des moments de vie. Léonor montre qu’elle n’est pas qu’une maman, qu’une travailleuse : elle montre aussi des moments où, le peu de liberté qu’elle a, elle l’utilise pour s’évader, partir à la découverte de sa France. Cela permet de montrer aussi à quel point c’est une personne qui fait des expériences. On s’est toutes une fois retrouvées dans une espèce de soirée absurde comme celle où Rose se retrouve dans un château, anecdote qui est réellement arrivée à la personne dont elle est inspirée. C’est un parcours initiatique.

Comment Rose gère-t-elle la dualité entre un cadre social strict et la liberté à laquelle elle aspire ?

Nous sommes juste des femmes, qui faisons comme on peut. Il y a ce qu’on attend de nous et ce qu’on a envie de faire parce qu’on est simplement vivantes. C’est la nature de Rose. Elle est très pétillante alors que vu son âge, elle a dû avoir des enfants très jeune. Cela suppose que son adolescence a été pleine d’obligations. Avec 4 grossesses, elle n’a pas dû avoir beaucoup de place pour la liberté et les loisirs.

Stéphane Bak et Annabelle Lengronne dans «Un petit frère» © 2023 Cineworx

Les enfants de Rose sont joués par des acteurs différents lorsqu’ils sont enfants puis jeunes adultes. Comment s’est passée la collaboration ?

Les petits n’étant pas du tout des enfants comédiens, il a fallu créer une famille. Tous les mercredis, on se voyait avec Léonor, Milan [Doucansi] et Sidy [Fofana, qui jouent ses fils enfants] pour faire des jeux, parler de leurs familles. Il a fallu un mois avant qu’ils m’appellent « maman » sans rigoler. Je suis hyper impressionnée par la manière dont Léonor les a emmenés vers la discussion, les confidences, les improvisations et le travail du texte : il n’y avait pas de frontière entre ces éléments. Les enfants connaissaient le contexte, l’avant et l’après de chacune des scènes dans lesquelles ils jouaient, les enjeux du personnage. Ce pour quoi nous avions le plus d’appréhension, le travail avec les petits, s’est en fait révélé être la partie la plus facile. Ils étaient très généreux et avaient tout compris.

La musique passe du classique à des rythmes africains…

Léonor m’a demandé des suggestions : par exemple, dans la scène de petite fête au début, Mario et le TP OK Jazz, c’est vraiment la bande-son des Africains dans les années 80. C’est un groupe congolais très connu, et j’ai donc trouvé qu’il serait judicieux de mettre cette musique à ce moment-là.

Tu viens du théâtre. Comment s’est passée la transition au cinéma ?

J’ai été biberonnée au théâtre ; c'était mon premier amour. Mais maintenant, c’est le cinéma. J’y reviendrai peut-être ; ça dépendra des projets. Je commence tout juste à m’amuser dans le cinéma ; j’ai envie de continuer avec les rôles, la recherche, les compositions. J’ai gagné un prix à Stockholm [meilleure actrice au Stockholm International Film Festival], et un aux Arcs [meilleure interprétation féminine aux Arcs Film Festival]. Ça veut dire que j’ai touché des personnes, des professionnels. Je ne fais pas ce métier pour gagner des médailles, mais ce sont des choses qui ne s’enlèveront jamais. Évidemment, ça fait très plaisir, surtout pour ce film-là : par rapport au lien intime que j’ai avec le personnage, j’y ai vraiment mis tout mon cœur.

Le film est-il féministe ?

Montrer la vie d’une personne, juste montrer, sans revendiquer, que ce n’est pas qu’une mère, qu’une femme noire immigrée qui fait des ménages, je trouve triste qu’on appelle ça du féminisme. Je suis pour le féminisme, mais avoir simplement le droit d’être plurielle, on appelle ça du féminisme ? Il y a encore du boulot.

Bande-annonce

Au cinéma depuis le 8 février.

Plus d'informations sur «Un petit frère».

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