Interview25. Juli 2023

Locarno 2023 : Giona A. Nazzaro : «Quand j’ai vu Anatomie d’une Chute, je suis resté sidéré»

Locarno 2023 : Giona A. Nazzaro : «Quand j’ai vu Anatomie d’une Chute, je suis resté sidéré»
© Locarno Film Festival / Ti-Press C

À quelques jours de l’ouverture du prestigieux Festival de Locarno, nous avons rencontré Giona A. Nazzaro, son directeur artistique. L’occasion de confidences sensibles et passionnées sur la Piazza, la grève en cours à Hollywood, l’abandon des prix genrés et Jane Birkin.

À quelques encablures du lac Majeur, c’est le rendez-vous incontournable et le cœur du festival tessinois. Du 2 au 12 août prochain, la Piazza Grande et ses 8000 fauteuils jaunes accueilleront cette année une programmation extrêmement variée. Parmi elle, deux films présentés à Cannes : «Anatomie d’une chute» (Palme d’Or) de Justine Triet et «The Old Oak», dernier film de Ken Loach.

Il faudra aussi compter sur «La Voie royale» de Frédéric Mermoud, «Continent magnétique» de Luc Jacquet, «Smugglers» du Sud-Coréen Ryoo Seung-wan, «Theater Camp», coup de cœur à Sundance avec Ben Platt, ou encore la projection en avant-première européenne de «Shayda», le premier film de la réalisatrice irano-australienne Noora Niasari, et produit par Cate Blanchett.

La Piazza Grande à Locarno © Locarno Film Festival

Cineman : Quels ont été les enjeux pour la sélection sur la Piazza cette année ?

Giona A. Nazzaro : Nous souhaitions créer un bouquet de films qui avait à la fois un engagement, et, si je peux m’exprimer ainsi, une forme de plaisir populaire. C’est une leçon que j’ai apprise du cinéma italien et français des années 60-70. Il y avait des auteurs actifs dans le cinéma soi-disant populaire, mais qui réussissaient pourtant à s’adresser à des millions de personnes. Un exemple toujours époustouflant pour moi, c’est Claude Chabrol. Réalisateur prolifique, généreux, hyper politique et qui en même temps savait toujours saisir l’imagination du public.

Nous souhaitions avoir des films qui permettent d’engager le public sur des questions, et en même temps qui relancent le plaisir de l’invention du cinéma, notamment avec «L'Étoile Filante» (NDLR : Le 2 août sur la Piazza). Par exemple, le dernier film de Ken Loach, un cinéaste que l’on aime beaucoup à Locarno, et il arrive, dans ce film qui sera peut-être son dernier, à saisir une profondeur presque rossellinienne. Ça veut dire qu’il travaille avec ce qu’il a connu toute sa vie, et il le fait avec une simplicité telle que cela devient une sorte de geste cinématographique direct. C’est un peu la grande leçon de Roberto Rossellini.

Quand j’ai vu «Anatomie d’une Chute», le film de Justine Triet, à Cannes, je suis resté sidéré par la précision. Je suis extrêmement intrigué par ce film qui arrive à parler au plus grand nombre et qui, en même temps, relance la complexité des formes possibles du cinéma. C'est un peu ça l'enjeu. Et si on arrive à faire ça chaque soir, devant 8000 personnes sur la Piazza, alors c'est vraiment beau.

«The Old Oak» de Ken Loach sera présenté le 8 août sur la Piazza Grande © Sixteen Oak Limited, Why Not Productions

Locarno témoignera encore de la très bonne santé du cinéma suisse. Parmi les films attendus, il y aura notamment «Manga d'Terra» la nouvelle création de Basil Da Cunha. Vous déclarez à son sujet qu’il est l'un des visages du renouveau du cinéma suisse. Qu'est-ce qui rend son cinéma si singulier?

GA : Certainement sa disponibilité à se laisser contaminer par les possibilités de la vie. C'est-à-dire, sa capacité à avoir un regard qui accueille la complexité de la vie et qu’il transforme dans un projet de cinéma, comme dans une sorte de réflexion presque documentaire sur ce qui arrive et se fait sur le plateau. Le plateau, c’est le moment où se rencontrent le monde, les regards et les dispositifs de reproduction. Il s’y passe quelque chose d'unique qu’il sait capter, et à laquelle il donne une possibilité d'image qui donne au public l’envie d’en découvrir d'autres encore.

J’aime vraiment cette caractéristique instable, et dans le bon sens du terme. Le cinéma, c’est l'art du passage. Ça me touche beaucoup qu'il puisse avoir des films comme celui de Basil qui, dans leur propre forme, hypothèsent cet acte du passage, même dans la façon dont les images sont conçues.

«Manga d'Terra», la nouvelle création de Basil Da Cunha © AKKA FILMS

2023 sera donc la première édition avec l’abandon des prix genrés au profit du prix de la meilleure interprétation dans les sections «Compétition internationale» et «Cinéastes du présent». Une nouvelle qui montre bien que l’industrie se réforme. En comparaison avec d’autres manifestations internationales, qu’est-ce qui fait que Locarno a pu prendre cette décision ?

GA : C'est très simple: les choses changent, même notre perception du monde change. Et si notre perception ne change pas, ça veut dire que nos regards ne sont pas assez attentifs. On s'est posé plusieurs questions. Nous voulions nous débarrasser de la violence que c'est que de forcer des individus, des êtres humains, à s'identifier à un discours binaire qu’ils ou qu'elles ne partagent pas du tout.

Cela ne semblera être une forme d'extrémisme wok qu’aux gens, entre guillemets, normaux. Et je dis ça d'une façon ironique et un peu polémique, mais il y a tellement de possibilités de vivre, et il y a une seule chose qui nous rassemble : c’est notre humanité, dans le procès de la création artistique. Je veux souligner que l’on n'a pas réduit le prix, on a simplement éliminé la caractéristique du genre.

En parlant justement de ce monde qui évolue, le festival se tiendra dans le contexte particulier de la grève des scénaristes, des acteurs à Hollywood. Quelles conséquences cela peut avoir pour le festival.

GA : C'est encore trop tôt pour les envisager dans toutes leurs complexités. Cela dit, on est absolument solidaires avec les personnes qui sont en grève, même si cela peut avoir des conséquences pour le festival. Il faut comprendre que si le festival existe, c'est aussi grâce à ces personnes qui sont en grève, à savoir des artistes qui, parfois, sont mal payé.e.s et qui parfois ne sont pas payé.e.s du tout à la hauteur de leurs compétences et qui, aujourd'hui, avec la transformation de l'industrie audiovisuelle, sont mis.e.s en danger. À Locarno, on a toujours pris au sérieux la question de comment on peut vivre en tant que professionnel dans l’industrie du cinéma.

En réalité, la santé mentale des gens qui bossent tout le temps avec leur écriture, avec leur corps, leur talent, et qui sont exposés en permanence, c'est un véritable sujet. Cette grève a le mérite de souligner que tout ce dont on parlait il y a quelques années, était un véritable problème. Ce n'étaient pas des problématiques de gens gâtés, hyper friqués, etc. C'est un véritable problème, et ce qui va se passer maintenant, va toucher profondément les relations de travail et l'organisation industrielle. C'est vraiment trop tôt pour dire comment ça va se passer.

Jane Birkin, Pardo alla carriera, Locarno Film Festival, 2016 © Locarno Film Festival

Quelques mots pour conclure sur Jane Birkin, qui vient de nous quitter. Elle était venue à Locarno en 2016 où elle avait reçu un prix pour sa carrière. C’était qui pour vous Jane Birkin?

GA : Je dois essayer d'être un peu publique, car Jane Birkin était bien plus que ce que l’on pouvait voir de l'extérieur. Dans ces jours de deuil, et de deuil médiatique, on se focalise presque exclusivement sur l’icône des années 60/70. Avec cette anxiété de vouloir manifester publiquement son deuil, on a presque oublié qu’il s'agissait d'une artiste complexe, d'une artiste inquiète, et ce, jusqu’à la fin. Je pense à ses derniers disques, par exemple, où elle a continué à explorer les différentes possibilités de son art.

On a aussi oublié la pudeur avec laquelle elle s'est mise un peu à côté par rapport à sa fille, Charlotte, pour ne pas lui faire de l’ombre. Et je pense que quand quelqu'un comme Jane Birkin part, on devrait tout simplement dire: merci, merci pour avoir été si généreuse avec nous, et de nous avoir partagé si généreusement votre art.

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