Les Herbes sèches France, Allemagne, Suède, Turquie 2023 – 197min.

Critique du film

Rien de plus complexe qu’un simple brin d’herbe

Critique du film: Colin Schwab

Sombre et subtil drame en terres enneigées, Nuri Bilge Ceylan livre un long-métrage qui, fort de ses dialogues, de ses interprétations et de son imprévisibilité, confère un fort et perturbant sentiment de réel.

Samet (Deniz Celiloglu), un célibataire approchant la quarantaine, enseigne depuis quatre ans dans un village perdu au sein de la campagne turque. Cet endroit que la neige ensevelit la majorité de l’année est loin de lui plaire : il ne rêve que du moment de sa mutation à Istanbul, à laquelle il devrait bientôt avoir droit. Mais lorsque sa relation trop intime avec l’une de ses jeunes élèves est révélée, son projet de départ est mis à mal.

En véritable character study, «Les Herbes sèches» se contraint, pendant ses trois heures dix-sept, au point de vue de son personnage principal : aucune scène où il n’est pas présent ne nous sera montrée. Même si nous le côtoyions intensément et longtemps, le personnage de Samet a cela de passionnant qu’il reste tout de même insondable, difficilement prévisible et ambigu, sans que sa crédibilité n’en soit atteinte. Le fait qu’il ne soit que très rarement représenté seul ou dans des lieux intimes (sa chambre à coucher par exemple), ou autres endroits et instants où sa vraie nature serait soudainement sensible, participe de notre incapacité à le cerner. Cette fine écriture de personnage est magnifiée par son interprète, Deniz Celiloglu : comme le reste du casting, il livre une performance introvertie, étincelante de vérité.

La nuance et l’instabilité qui caractérisent l’écriture des personnages infusent aussi dans l’évolution de leurs relations, mais surtout dans la manière dont la forme filmique est pensée. Là où la majorité des films dictent, durant leurs premières minutes, une formule, un langage esthétique auquel ils se tiendront jusqu’au générique de fin, Nuri Bilge Ceylan déroge à cette convention : il introduira de nouveaux éléments formels saillants – une voix off retranscrivant les pensées du personnage principal notamment, mais aussi un autre élément bien plus perturbant qu’il serait dommage de révéler ici – ce alors que le long-métrage touche à sa fin. Les personnages, leur univers et la représentation de cet univers sont volatiles, indomptables.

La capacité impressionnante de ce film si bien réalisé à nous immerger dans son univers – par ses images aux contrastes profonds, par ses dialogues passionnants aux transitions et enchaînements naturels, filmés en plans longs – se combine, à mesure que l'on avance et que les éléments susmentionnés sont introduits, à une posture de doute, de mise en crise de ce qui nous est montré. Faire cohabiter la proximité et la distance, l’immersion et le doute, voilà l’un des tours de force d’une œuvre dont on ressort mélancoliques, curieux et interloqués. «Les Herbes sèches» se fige dans l’esprit presque comme un souvenir vécu en dehors d’une salle de cinéma. Résistant à toute représentation binaire du réel, il nous demande tout autant de temps, de patience, pour être compris.

03.01.2024

4.5

Votre note

Commentaires

Vous devez vous identifier pour déposer vos commentaires.

Login & Enregistrement

CineFiliK

il y a 3 mois

“Sommeil d’hiver”

Samet enseigne le dessin dans l’école d’un village turc figé par la neige. L’entame du second semestre l’ennuie déjà, lui qui attend impatiemment d’être muté à Istanbul.

Le temps semble s’être arrêté en ce coin perdu d’Anatolie. Dans la salle des maîtres, l’on confesse s’habituer à ne rien faire, quand la police militaire joue à FIFA au bureau et se plaint lorsqu’il faut secourir un automobiliste piégé par l’hiver. Pas de quoi éveiller l’enthousiasme de cet homme quelque peu aigri, dont la proximité chaste avec l’une de ses élèves lui portera préjudice. Seule la rencontre avec Nuray, professeure engagée dans un autre collège, lui redonne des couleurs. Amputée suite à un attentat, la jeune femme ne le laisse guère indifférent. Son idéalisme blessé le confronte à son manque d’implication, son attentisme et ses frustrations. Mais c’est à son collègue avec qui il partage une petite maison qu’elle s’intéresse. Que peut valoir la trahison d’un ami ?

En ces paysages à la beauté foudroyante, Nuri Bilge Ceylan impose tout son talent. L’air de rien, il décrit avec subtilité les atermoiements d’une ruralité dans laquelle même les lettres d’amour sont confisquées. Etat d’esprit, des lieux, et d’une nation. Les 197 minutes de ce film-fleuve subjuguent, même si un trop-plein de paroles étouffe parfois sa lente respiration. Face au vide et aux ruines, un long discours est inutile, le regard désabusé de Samet suffit. Ici, ne règnent que deux saisons : tombe la neige recouvrant de sa blancheur glaciale les herbes anonymes qui, une fois découvertes, sèchent sous le soleil brûlant de l’été. Il n’y a pas de printemps en ce désert et une jeunesse qui se fane trop vite. De quoi irriter le gouvernement, même si, en une séquence d’une audace folle, le réalisateur souligne que tout ce qu’il nous montre n’est que du cinéma. Mais le dessin, la photographie et l’art en général ne sont-ils pas les plus belles des échappatoires ?

(7/10)Voir plus

Dernière modification il y a 3 mois


Autres critiques de films

Kung Fu Panda 4

Challengers

Civil War

Back to Black