Interview

«On peut tourner un film sur la Syrie dans une chambre à Paris»

Interview: Pascaline Sordet

Alors que la guerre ravage la Syrie depuis quatre ans, le cinéaste Ossama Mohammed insuffle humanité et dignité aux images disparates du conflit.

«On peut tourner un film sur la Syrie dans une chambre à Paris»

Après Cannes et Locarno, le FIFF a présenté fin mars « Eau argentée, Syrie autoportrait », un documentaire syrien réalisé à quatre mains. Le film raconte la vie sous les bombes dans la ville de Homs à travers la voix de Simav, une jeune femme kurde, et la distance qui sépare le réalisateur Ossama Mohammed, exilé à Paris, de son pays. Le cinéaste, venu à Fribourg pour parler de son travail et présenter une rétrospective de films syriens, a tenu à dire un mot avant les images : « Peut-être que le film sera douloureux, mais ce n’est pas uniquement notre douleur, c’est aussi la vôtre. C’est la douleur de ces personnes formidables qui filment à quelques centimètres des victimes et de la mort. »

Ils avaient raison tous les deux. Le film est dur, les images à la limite du soutenable. Rien à voir pourtant, avec le flot d’horreur d’internet ou les informations forcément trop courtes de la télévision. Grâce au langage du cinéma, Wiam Simav Bedirxan et Ossama Mohammed rendent toute leur humanité aux habitants de Homs, prennent le temps de dire la résistance malgré la présence de la mort, et dressent le portrait précieux d’un pays ravagé. Dans la discussion qui a suivi le film, les spectateurs et les modérateurs, visiblement émus, se sont inquiétés avant tout du sort de la jeune femme, avant de dévier sur l’usage et la sélection des images de violence.

Simav est-elle encore en danger ?

Ossama Mohammed : J’ai essayé de travailler très lentement. J’ai fait le film en 12 mois au lieu de 6. Que se serait-il passé si nous avions fini et présenté le film alors qu’elle était encore à Homs ? Je prenais du retard volontairement parce qu’une fois le film projeté, elle aurait été arrêtée.

Qu’est-elle devenue ? Où se trouve-t-elle maintenant ?

Ossama Mohammed : Je pense que Simav, comme d’autres, a découvert sa liberté individuelle en 2011.

Pourquoi n’a-t-elle pas quitté Homs avec sa famille ?

Ossama Mohammed : Je pense personnellement que c’est parce qu’elle a trouvé la liberté et la joie au sein de la révolte. Aujourd’hui, elle se trouve dans un camp de réfugiés en Syrie, sous la neige, la pluie et dans la famine. Malgré cela, elle a créé une école pour les enfants et leur donne beaucoup de joie.

Utilise-t-elle toujours sa caméra ?

Ossama Mohammed : Oui, mais pas de la même façon. À Homs, elle ne l’éteignait qu’en se couchant. C’était le symbole de la vie. Elle sentait que quand la caméra tournait, la vie continuait. Aujourd’hui, je pense qu’elle a commencé l’étape la plus difficile : la sélection et la construction.

Le film est un autoportrait, il parle de la Syrie, mais aussi de vous. Craignez-vous que l’exil et la distance créent un décalage ?

Ossama Mohammed : Le cinéma est un grand royaume. On peut tourner un film sur la Syrie dans une chambre à Paris. L’image n’est pas géographique, le cinéma c’est aussi l’imagination. De nombreux films d’après la révolution, comme Eau argentée, ont ajouté une nouvelle richesse au cinéma, puisque de nouveaux réalisateurs naissent avec ces films.

Simav vous pose une question quand vous la rencontrez : « que filmer ? », et vous lui répondez : tout.

Ossama Mohammed : Pour moi le plus important c’est que je ne lui ai pas dit ce qu’elle devait filmer. J’ai utilisé le terme « tout » pour lui laisser de l’espace pour choisir. En tant que réalisateur, si je lui avais dit quoi filmer, le film ne serait pas digne d’être montré. Je ne vais pas faire un discours sur la liberté en Suisse, mais la foi en l’individu m’a permis de la laisser filmer ce qu’elle jugeait important. Je suis peut-être intervenu dans certains moments, quand elle voulait suivre la voie du reportage, aller filmer des massacres ou des bombardements. Je lui ai dit de ne pas le faire, que le monde se trouve dans son quartier et que c’est cela le travail du cinéma. Peut-être aussi que je lui ai demandé de s’investir personnellement dans les scènes.

Doit-on, ou peut-on, pour autant tout montrer ? Avez-vous renoncé au montage à utiliser certaines images ?

Ossama Mohammed : La propagande est la limite. Je ne fais pas de propagande. La question se trouve dans le rapport à l’esthétique et au mouvement. Dans une scène, on voit des cadavres éparpillés dans la rue, qui ne doivent pas être enterrés. On peut trouver cela horrible et choisir de ne pas le montrer. Mais les Syriens qui ont filmé et récupéré les cadavres ont accompli une grande tâche. Je vois une dimension vraiment belle dans les actes de ces gens. Deuxièmement, qu’allait-il arriver à l’histoire de l’humanité si ces cadavres étaient oubliés ? Que se serait-il passé si on n’avait pas montré, à la fin de la Deuxième Guerre, les images des camps ? Nous aurions laissé tomber notre sens de l’humanité. Je pense personnellement que le fascisme cherche à cacher ces images, pour cacher les histoires qu’elles racontent. Mon but n’est pas de sensibiliser le spectateur, mais toutes les scènes horribles ont été filmées par des gens qui les ont vécues. C’est tout.

Vous montrez parfois aussi des images tournées par le régime, ou par des soldats. Pourquoi ce choix ?

Ossama Mohammed : Les images des tortionnaires font partie de l’autoportrait syrien. Je parle du cinéma des tueurs et du cinéma des victimes, il y a une continuité. La première séquence [la torture d’un adolescent par des soldats] est pleine de sons, d’insultes. Mais j’ai choisi une image de ce jeune homme où il est isolé. Je lui ai donné du temps. Il attendait d’être sauvé. Je lui ai donné de la dignité dans ce moment. Pour moi, ce garçon est une métaphore de la Syrie.

Certaines scènes ont une construction cinématographique précise, avec des champs et des contrechamps, y pensiez-vous ?

Ossama Mohammed : L’esthétique et le cinéma m’ont aidé même dans les scènes avec du sang et des snipers. Il n’y a pas de masquages comme à la télévision. Les gens qui ont filmé pensaient que leurs images étaient des témoignages importants et je veux garder cela vivant. Ce n’est pas du direct, c’est du cinéma.

Après un certain temps de guerre, on voit apparaître dans le film les groupes islamiques. Est-ce que ce changement dans la révolution a poussé Simav à quitter Homs ?

Ossama Mohammed : Après des années de siège et de bombardement, après que le régime a mis fin aux manifestations en utilisant le crime collectif, les groupes islamiques sont devenus plus forts. Ce sont les seuls à recevoir de l’aide de l’étranger. Mais le grand mouvement pour la diversité a été abandonné, alors que Simav est la fille de ce mouvement syrien de révolution. Elle était la seule femme sans voile malgré le danger. C’est un conflit classique entre cette jeune femme et les forces qui lui sont opposées. C’est une magnifique histoire de résistance : pas seulement lorsque les médias regardent ou lorsque les gens prennent les armes, mais par la beauté, qui résiste à la violence. Et ce n’est pas une violence théorique...

30. März 2015

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