Critique12. Mai 2022

«Travail au Noir» - Zones sombres du monde de l’emploi

«Travail au Noir» - Zones sombres du monde de l’emploi
© Fair&Ugly Filmverleih

«Travail au Noir», le dernier documentaire du réalisateur suisse Ulrich Grossenbacher, nous propose une visite des instances de réglementation et de répréhension du travail illégal. Le propos est fort, sa forme accessible, bien qu’elle mène, parfois, à donner un aspect «irréel» à son contenu.

(Critique du film: Colin Schwab)

Le long-métrage suit plusieurs inspecteur·ices du travail, œuvrant dans le canton de Berne. Nous les suivons alors au gré de leurs tâches journalières : entre restaurants, supérettes, mais également chantiers, nos protagonistes épient chaque lieu avec minutie, à la recherche de travailleur·euses employé·es illégalement. Outre le travail sur le terrain, le long-métrage suit également Corrado Pardini – membre du parti socialiste suisse et syndicaliste – nous donnant alors l’occasion de s’intéresser à la manière dont ces problématiques sont traitées dans les sphères politiques.

«Travail au noir» - Zones sombres du monde de l’emploi
© Fair&Ugly Filmverleih

Quels individus composent l’ensemble relativement flou et abstrait des travailleur·euses au noir ? La réponse que donne le film de Grossenbacher à l’aide de nombreux exemples est claire : dans l’écrasante majorité des cas, ce sont des immigré·es sans-papiers. Ainsi, la quasi-totalité des individus travaillant au noir ne le font pas par plaisir ou pour s’enrichir plus qu’ils ne le pourraient en travaillant légalement, mais par nécessité, pour survivre.

Le travail au noir et les multiples injustices qu’il provoque sont bien là, profondément ancrés dans nos sols.– Colin Schwab

Car, en Suisse comme dans de nombreux autres pays, avoir un emploi légal signifie avoir un permis de travail. Cependant, avoir une telle autorisation est synonyme de démarches administratives pouvant prendre plusieurs années, sans certitude d’y avoir accès à la fin. Alors, pour les immigré·es en situation précaire, ne pouvant de toute évidence pas se permettre d’attendre sagement l’obtention de leur permis, le travail est au noir est bien souvent la seule solution.

«Travail au noir» - Zones sombres du monde de l’emploi
© Fair&Ugly Filmverleih

Ce fait, les inspecteur·ices en sont parfaitement conscient·e·s. On les verra d’ailleurs régulièrement en discuter, et ce notamment lors des multiples scènes de voyages en voiture qui rythment le film. Certain·e·s ressentiront alors une forte empathie envers ces individus – les menant à fermer les yeux face à certaines situations illégales – d’autres chercheront plutôt à accumuler les « prises ».

Grossenbacher s’empare des codes d’un cinéma grand public, industriel, pour rendre son propos efficace et accessible– Colin Schwab

es séquences s’intéressant à Pardini montreront un élu qui, au lieu de s’acharner à réprimander les symptômes d’un problème, tentera de l’éradiquer à sa source en changeant le système législatif, en condamnant les employeur·euses bien plus que les employé·es. Le politicien sera confronté maintes fois au cours de son périple au cliché du «les immigrés nous volent notre travail». Mais «Travail au Noir» le montre avec brio : ce travail injustement « volé » par les sans-papiers – synonyme de soixante heures de dur labeur hebdomadaire pour mille francs par mois – ne serait accepté par aucun·e suisse·sse.

«Travail au noir» - Zones sombres du monde de l’emploi
© Fair&Ugly Filmverleih

Pour donner forme à son propos captivant, Grossenbacher choisira de passer par une esthétique bien particulière. En faisant usage du Cinémascope – format d’image typique des films à grand spectacle hollywoodiens – de plusieurs figures narratives des films mainstream et en mettant en scène certaines situations – quelques scènes sont visiblement « rejouées » – il s’empare des codes d’un cinéma grand public, industriel, pour rendre son propos efficace et accessible. Si cette forme ne dérange pas, c’est car le long-métrage sait contourner les écueils dans lesquels une telle esthétique peut nous mener : misérabilisme, culte du héros, dramatisation à outrance ou encore manichéisme sont alors systématiquement et bien heureusement évités.

Ainsi, la quasi-totalité des individus travaillant au noir ne le font pas par plaisir ou pour s’enrichir plus qu’ils ne le pourraient en travaillant légalement, mais par nécessité, pour survivre.– Colin Schwab

Mais si cette esthétique reste ici bien gérée, il semble tout de même crucial de discuter l’un des effets indésirables qu’elle imprime sur ce film. Car, au sein de l’industrie cinématographique, ces codes de monstration sont généralement utilisés pour mettre en scène des œuvres de fiction, n’ayant bien souvent pas grand-chose à faire avec le «réel». Leur seule présence peut agir comme un signal, nous avertissant que le contenu proposé sera de l’ordre du fantastique, de l’extraordinaire, de ce qui n’existe pas sur notre terre, mais uniquement sur celle de la fiction.

«Travail au Noir» - Zones sombres du monde de l’emploi
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De ce point de vue, la forme de «Travail au Noir» agit parfois contre son propos, car elle donne à certaines séquences le goût de l’irréel, du fictif. Le problème dénoncé – si bien délimité par l’œuvre – semble alors ne plus appartenir à notre univers, mais bien à celui de la fiction. Or, le travail au noir et les multiples injustices qu’il provoque sont bien là, profondément ancrés dans nos sols.

4/5 ★

Depuis le 11 mai au cinéma

Plus d'informations sur «Travail au Noir».

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