Interview6. Dezember 2022

Blandine Lenoir sur «Annie Colère» : «Ce n'était pas la lutte des classes, c’était la lutte des femmes»

Blandine Lenoir sur «Annie Colère» : «Ce n'était pas la lutte des classes, c’était la lutte des femmes»
© Agora Films Sàrl

Dans un entretien accordé à «Cineman», Blandine Lenoir revient sur son film «Annie Colère», à découvrir au cinéma le 7 décembre, et sur l’histoire du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception («MLAC») qui a grandement contribué à faire adopter loi Veil en 1975.

(Propos recueillis et mis en forme par Théo Metais)

Nous l’avions rencontré sous le soleil tessinois du festival de Locarno en août dernier. Blandine Lenoir était venue présenter son troisième long-métrage au public de la Piazza Grande. «Annie Colère», un film romanesque aux élans documentaires qui retrace sur grand écran le combat passionnant, et pourtant méconnu, du «MLAC», ce mouvement qui s’est battu pour faire avancer la loi sur l’IVG en France dans les années 70. Nous y suivons le parcours d’Annie, une femme, mère et ouvrière - une éblouissante Laure Calamy - qui ne peut se permettre d’accueillir une nouvelle naissance. Alors, elle se tourne vers cette association qui pratique, loin des regards, l’avortement par aspiration (méthode de Karman).

Cineman : Blandine Lenoir, d’où est venue cette idée de film?

Blandine Lenoir : Ça fait longtemps que je fais des films autour de la question du corps féminin, de l’éducation sexuelle, et la question de l’avortement me passionne depuis toujours. C’est le dernier outil du contrôle du patriarcat sur le corps des femmes. Quand j’ai découvert l’existence du «MLAC», ce qui m’a surpris, c'est que l’on ne connaisse pas cette histoire. Il faut qu’elle soit connue, qu’elle soit dans la mémoire collective et dans l’histoire du pays. J’ai aussi voulu faire ce film pour rendre hommage à ces militantes et militants qui sont encore vivants. Et aussi pour que la jeune génération se souvienne que les lois, on les arrache de hautes luttes. En ce qui concerne les droits des femmes ou les droits LGBT, c’est pareil, si on n'avance pas, ce n’est pas que l’on stagne, c’est que l’on recule. Il faut tout le temps que l’on avance. Tout le temps! Et on le voit en ce moment de manière spectaculaire.

Comment as-tu recréé l’atmosphère au sein du «MLAC»?

BL : J’ai eu la chance de rencontrer Lucile Ruault, une chercheuse passionnante de 32 ans qui venait de passer 5 ans sur une thèse sociopolitique de 800 pages sur le «MLAC». Ça a été un matériel génial pour comprendre cette période politique très riche, pour comprendre le mouvement évidemment et puis aussi pour construire nos personnages. J’ai puisé dans sa thèse ce qui me passionnait le plus. Après, j'ai rencontré les anciennes du «MLAC» qui m’ont appris le geste, c’était très émouvant.

© Agora Films Sàrl

Qu’est-ce que qui t’a inspiré pour le personnage d’Annie?

BL : Ce qui m’a beaucoup ému dans le mouvement du «MLAC» c’est que ce n'était pas la lutte des classes, c’était la lutte des femmes. Tu avais des bourgeoises, avec des ouvrières, avec des médecins et des non-médecins. Tout le monde était à égalité. C’est très émouvant, et c’est assez rare, car pour avoir milité dans différents mouvements, ce sont souvent les plus éduqué.e.s qui prennent la parole. Puis j’ai rencontré des anciennes du «MLAC» qui m’ont dit que ça avait complètement transformé leurs vies. Sorties de là, elles se disaient qu’elles pouvaient tout faire. J’ai trouvé ça vraiment très beau qu’Annie, ce personnage d’ouvrière, habituée à être soumise à l’autorité, se rende compte qu’elle était capable de tout ça. C'est devenu pour elle une révolution aussi intime que politique, c’était un personnage magnifique pour raconter cette trajectoire.

Et il est formidablement interprété…

BL : Laisse tomber! Avec Laure, on s’est rencontré il y a une dizaine d’années sur un film, on était toutes les deux actrices. Je suis tombée totalement sous le charme de son énergie. Puis, elle a joué dans mon premier long-métrage «Zouzou». C’est vraiment quelqu’un dont je me sens très proche politiquement, dans la fantaisie. C’est ma muse, je ne sais pas comment te le dire autrement.

Le reste du casting est d’ailleurs tout aussi brillant.

BL : J’ai vraiment voulu constituer un groupe de femmes qui ne sont pas forcément du même monde et qui arrivent à se comprendre. India Hair, on a du mal à se le dire, mais c’est la première génération de femmes médecins. Il fallait quelqu’un qui ait l’air de venir d’un milieu bourgeois, mais avec une certaine humilité. Pour l’infirmière, il me fallait quelqu’un d’assez moderne, Zita Hanrot, et puis Rosemary Standley, elle n’est pas actrice, c’est la chanteuse de «Moriarty». Je suis totalement fascinée par elle, je la trouve magnifique, et j’ai réussi à la convaincre d’être dans le film. Je voulais constituer un groupe de femmes que j’aime, que j’ai envie de filmer, et par bonheur, elles se sont hyper bien entendues.

© Agora Films Sàrl

Le personnage d’India Hair permet d’ailleurs d’observer le concept de hiérarchie de la médecine à ce moment-là. C'est-à-dire qu'en tant que femme médecin, elle maîtrise le geste et l’enseigne aux autres femmes non-médecins, et ce, à la barbe des hommes qui, même impliqués dans le mouvement, aimeraient conserver leur autorité médicale. Est-ce que tu peux en parler un petit peu?

BL : Effectivement, c'est un grand sujet. Au sein du «MLAC», il y avait effectivement des hommes et des femmes, des alliés qui étaient là pour aider à l’organisation, et puis il y avait les médecins. Tous ces jeunes médecins entraient dans le mouvement parce qu'ils avaient été traumatisés à l’internat où ils avaient vu des femmes mourir suite à des curetages et des avortements clandestins, ou des femmes martyrisées par des médecins à l’hôpital qui faisait des curetages à vif pour les faire souffrir.

Les gens étaient traumatisés et les femmes l’étaient aussi parce qu'elles s'identifiaient très fortement à ces femmes. Certaines se sentaient plus proches des femmes militantes que des hommes médecins. Il faut savoir qu’au bout des 18 mois qu’a duré le mouvement, il y avait 300 antennes sur le territoire français, et plus de la moitié pratiquait des avortements sans médecin. Il y avait une colère dingue. Toutes connaissaient quelqu’un qui était mort et à chaque fois qu’elles faisaient le geste, elles se disaient, mais c’est tellement facile. Et il y a eu tellement de mortes, c’est insupportable.

Finalement, le film propose une version assez lumineuse de cette histoire.

BL : Oui, j’ai vraiment voulu raconter le combat du «MLAC» comme une lutte joyeuse. C’était un problème terrible et elles ont trouvé une solution. J’entendais des histoires de femmes dont la meilleure amie étaient morte dans les bras. On ne voit rien d’horrible dans le film, mais il fallait quand même un peu raconter le danger pour ensuite raconter le choc de la douceur de l’avortement avec la méthode de Karman. C’est si facile. Je m’adresse aussi à la jeune génération pour qu’ils comprennent qu’à l’époque on en mourait, et tout le monde ne le sait pas. Si on veut que cette histoire continue, il faut la (re)raconter.

Parmi les autres vertus éducatives du film, il y a ce duo mère-fille qui permettra de libérer la parole sur bien des sujets. Comment as-tu créé ce duo?

BL : Il y en a un dans tous mes films, parce que je suis une mère, parce que j’ai des filles. Tous mes films parlent d’éducation. J’en veux aussi beaucoup aux médecins qui soignent les gens sans leur dire ce qui leur font, sans leur parler de leur corps. C’est aussi une manière pour le corps médical de garder le pouvoir. Plus on est ignorant, moins on en sait, et plus on est soumis. Et je pense que toutes et tous, il faut que l’on demande à nos médecins “explique-moi ce que tu es en train de me faire!”. Ça peut paraître évident, mais je t’assure que pour moi, c'est un combat permanent. Il faut éduquer, il faut se parler. C’est vraiment l’éducation qui mène à l’émancipation. Mon obsession, c’est celle-là !

Plus d'informations sur «Annie Colère»

A découvrir au cinéma à partir du 7 décembre.

Bande-annonce

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