Interview15. März 2019

Adele Tulli - « Questionner le quotidien, regarder l'ordinaire qui nous entoure et qu’on ne regarde plus »

Adele Tulli - « Questionner le quotidien, regarder l'ordinaire qui nous entoure et qu’on ne regarde plus »
© FilmAffair

La réalisatrice italienne Adele Tulli triture, avec son nouveau documentaire sobrement intitulé « Normal », la question du genre et ce territoire aux confins du confort social, la normalité. Une fresque kaléidoscopique d’un peu plus d’une heure où défilent des saynètes de la vie « normale ». Risible ou confortable, nous avons rencontré Adele Tulli pour discuter justement de cette normativité ordinaire.

Normal, un documentaire lacunaire et percutant. On y croise, entre autres, des jeux vidéos, de jeunes mères en séance de stretching dans un parc avec leurs poussettes, une séance d’aquagym, des mariés à la plage, un apéritif champagno-prosecco chic sur fond d’électropop en bord de mer, une fillette de 6 ans qui se fait percer les oreilles ou encore un manège qui se balance dans un parc d’attractions. Après 365 Without 377 sur le combat de la communauté LGBT en Inde ou encore Rebel Menopause, Adele Tulli découpe l’ordinaire, en conserve des morceaux choisis, et compose une fresque, subjective, de la vie normale.

Cineman - Adele Tulli, comment définiriez-vous cette normalité dont vous parlez ici ?

AT - Pour moi, la normalité rejoint la question de la norme, et ce que la société nous impose de comportements « appropriés ». Comme si la norme était pour nous la condition sine qua non pour être accepté.

Pourquoi avoir décidé d'appeler votre film ainsi ?

Le film s’appelle Normal puisqu’il tente d’exposer ce que sont ces comportements normaux lorsqu’il est question du genre et de la sexualité. Je voulais articuler une réflexion pour comprendre comment on intègre ces normes et comment elles nous impactent dès la naissance sur nos vies, nos comportements et nos désirs. Comment les normes socioculturelles nous impactent au point de définir qui nous sommes. Je n’ai pas cherché à donner une réponse pédagogique ou didactique.

Normal d'Adele Tulli © FilmAffair

Justement votre film fait le pari de ne rien commenter. Pour ma part, et avec tout mon respect, j’ai été déçu par ce choix narratif. J’aurais aimé comprendre, justement, d’où proviennent ces comportements dits hétérosexuels normaux. Hétéro moi-même, il n’y a pas un moment où je me suis reconnu, pire, je ne suis pas sûr d’avoir ri pour les bonnes raisons. J’ai presque eu le sentiment de me moquer. Avez-vous imaginé que ce choix narratif puisse amener à beaucoup de mauvaises interprétations ? D’autant que ces personnes exposées à l’écran ont l’air d’être parfaitement bien dans leur peau.

Ce que vous dites est pour moi extrêmement intéressant puisque justement, vous vous êtes questionné sur cette idée de la normativité. Là était pour moi l’objectif du film, que chacun puisse s'interroger sur cette idée du normal.

S'interroger sur cette idée du normal– Adele Tulli

Dites-m’en plus parce que c’est un vrai sujet et j’ai l’impression que l’on peut rater un peu de l’essence de votre film du fait de cette narration absente.

(Rires) J’ai bien conscience qu’il y avait un risque en décidant de ne rien expliquer. Encore une fois, je ne voulais pas faire un film académique qui tenterait d'expliquer quoi que ce soit. J’ai essayé de travailler du côté des émotions et non pas du côté de la pédagogie. J’ai vraiment essayé d’observer ces moments de vies. C’est une mosaïque kaléidoscopique qui observe des moments de vie très ordinaires avec un regard étranger, avec un regard même parfois un peu déplacé ce qui permet justement de les interroger. Questionner le quotidien, regarder l'ordinaire qui nous entoure et qu’on ne regarde plus puisqu’il est justement normal. Et mis bout à bout, peut-être que ces moments ordinaires deviennent un sujet de discussion, quitte à ce qu’ils dérangent un peu. Et quand je conclus le film sur le mariage gay, parce que j’imagine que vous allez m’en parler (rires) ...

Questionner le quotidien, regarder l'ordinaire qui nous entoure et qu’on ne regarde plus puisqu’il est justement normal.– Adele Tulli

... effectivement, j’allais y venir (rires). Mais parce que même ce couple hétéro qui prend des photos de mariage à la plage par exemple, certes, la romance clichée sur fond de coucher de soleil est amusante mais on imagine très bien un couple gay pouvoir faire exactement la même chose. Ces romances amusantes et préfabriquées pour les photos de mariage, si elles sont quasi risibles, ce n’est pas l’apanage des couples hétéros.

Oui c’est précisément ça comme vous dîtes, et je n’ai pas voulu affirmer quoi que ce soit, simplement ajouter une couche qui complique un peu le discours. Qu'est-ce donc que ces obligations ou normes culturelles avec lesquelles on bataille tous les jours ? Et en effet, personne ne souhaite être complètement en dehors de la norme et je sais bien que de nombreuses alternatives existent. Et même si on sait que des alternatives existent, souvent on persiste dans une voie que l’on considère être appropriée socialement ou culturellement parlant. Ces batailles ou ces confrontations avec soi-même engendrent souvent une profonde douleur, des contradictions. Cette conclusion avec le mariage gay pour moi débouche sur une autre question. Est-ce que finalement, dériver une norme c’est s’affranchir de ce que la société attend de nous ? Comme si on faisait toujours tout en réponse à quelque chose.

Cette souffrance débouche sur une forme de satisfaction parce que d’un coup, vous êtes enfin reconnu !– Adele Tulli

Y a-t-il une scène qui vous a particulièrement marqué ou peut-être dérangé au tournage ?

Intéressant. Je crois que ce sont les mêmes, cette jeune fille de 6 ans qui se fait percer les oreilles pour la première fois en ouverture du film. Pour ces yeux. J’ai un close-up sur son visage. On ne voit pas la mère, on ne voit qu’elle durant toute la procédure et elle contient toutes ses émotions. Tout passe par les yeux. Elle ne pleure pas et j’ai beaucoup été touchée par cette intense abnégation. Elle ne cligne même pas des yeux. Et dans cette scène, il y avait tout ce que je voulais explorer dans ce film. Ces émotions contenues avec lesquelles on bataille au quotidien pour correspondre aux attentes de la société. Et curieusement cette souffrance débouche sur une forme de satisfaction parce que d’un coup, vous êtes enfin reconnu.

Normal, présenté cette année dans la section Panorama de la 69ème Berlinale.

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